Éros de Picardie par Denise François
Denise François a eu le grand privilège de connaître Clovis Trouille.
C’est dans un escalier que nous avons lié connaissance, simplement. Ce n’est guère surprenant, puisque nous habitions la même maison. Vous vous présentez : Clovis Trouille, et ce patronyme sonnant comme un canular est un baume pour ma timidité. Vous m’apparaissez comme un monsieur tranquille, placide même, et vous vous comportez avec une extrême courtoisie. Sans ce petit sourire sardonique, on vous donnerait le bon Dieu sans confession. Vous m’avouez sur le ton du secret que vous êtes artiste-peintre et, sans plus de façon, vous m’invitez à admirer vos toiles. J’apprendrai plus tard que ce jour-là, vous m’avez accordé une faveur, car vous détestez les visages nouveaux.
Vous recevez parfois, et sous réserve d’une ou deux exceptions, vous vous montrez méfiant et veillez à ce que la grande porte d’entrée, qui nous est commune, demeure close aux intrus ; la promiscuité vous est insupportable et vous redoutez les bavardages. Pour l’heure, je l’ignore, m’enhardis et, en toute innocence, j’entre dans votre vie comme vous dans la mienne.
Vous vous êtes arrêté et tout change. Vos yeux me scrutent, me jaugent et m’évaluent. Sous votre regard audacieux, je rougis, déjà fautive. Je me sens nue, déshabillée promptement. Mon trouble ne vous échappe pas, et votre sourire carnassier découvre les canines que vous prêtez à Dracula ! Je songe illico à battre en retraite, mais vous me coupez la sortie. Alors commence la plus étrange et la plus exaltante des relations de voisinage. Tout d’abord, vous et votre peinture m’ahurissent. Je ne suis pas oie blanche, loin de là, mais à voir tant de phallus déguisés en chandelle, on a beau dire, cela surprend. Je suis tombée sur un fanatique du marquis de Sade, un maniaque du postère, des étreintes diaboliques et des moines au visage halluciné, tourmentés par le démon de la chair, qui semblent se masturber à la face de Dieu. Où est l’erreur ?
Tout dans ce bourgeois à l’allure terne et étriquée, en charentaises chez lui, aux cheveux soigneusement coupés, qui dès qu’il met le pied dehors, revêt un costume classique et se cravate d’une lavallière, cet homme qui se définit comme un peintre du dimanche, ce qui lui confère une sérénité campagnarde de bon aloi, tout porte à le classer dans le compartiment des hommes rangés…
Et rangé vous l’êtes. Vos journées sont réglées sur la pendule, car vous respectez l’heure, surtout celle des repas. Gourmet, buvant avec sobriété, seulement les grands crus, vous vous êtes attaché les services d’une fine cuisinière qui vous mitonne de petits plats. De votre naissance en terre picarde et de votre enfance dans les hortillonnages, vous avez conservé l’habitude paysanne de vous lever et de vous coucher tôt. Vous ne chauffez jamais votre appartement et pouvez subir les hivers les plus rigoureux sans en pâtir. Vous semblez taillé dans le granit des cathédrales dont vous évoquez si bien les splendeurs. Et lorsque je vous demande pourquoi vous n’allumez pas votre chauffage central, vous me répliquez que ce vandalisme gâterait vos toiles qui, à votre exemple, se satisfont de la médiocre chaleur que dégage le vieux fourneau de la cuisine.
En dépit de ma vision de profane, me voici conviée à nouveau à contempler vos tableaux. Je reste saisie, j’allais dire sur le cul ! Les couleurs hurlent, éclatent et éclaboussent mes yeux ébahis. Ma curiosité est la plus forte. Monstre que vous êtes, c’est bien là-dessus que vous avez compté. Les bougies phalliques, les nonnes dépravées aux visages angéliques et aux mains expertes, accoutumées à calibrer les sexes, défilent devant moi. Les jolies nanas aux soyeux poils pubiens sur les corps desquelles sont posées des mains exploreuses, les inquiétantes chauve-souris et le néant qui ressort de l’ensemble sont donc votre univers ? Je vous regarde plein d’assurance dans ce royaume que vous avez créé. Comme vous vous amusez, Monsieur Trouille, devant ma confusion.
Durant douze ans j’ai vécu près de vous, vous côtoyant sans cesse, pressentant vos angoisses, joyeuse de vos rires devant nos calembours, et ma dernière trouvaille, l’Éros de Picardie, surnom dont vous étiez si fier. Il y avait aussi ces moments où, emporté par l’impétuosité de votre caractère, vous me contiez votre passé de souffrance et de peur, lié à la guerre, la vraie, celle que vous appeliez « la grande », et votre jeunesse anéantie dans le calvaire du chemin des Dames. Entre nous, mille liens se tissaient. Je m’attachais à vous, et je m’aperçus vite que votre cynisme n’était que hâblerie, et vos colères des refuges. Dans ce tourment où votre imaginaire se complaisait, il n’y avait aucune place pour vous. Vous étiez trop impétueux, têtu et épuisant. Votre inaltérable bonne santé vidait vos interlocuteurs.
Pourtant, si vous guettiez la mort, elle ne risquait pas de vous surprendre, car son visage vous était familier. Tant d’hommes avaient été fauchés près de vous. Je me souviens aussi de votre salle de bains convertie par vos soins en laboratoire. Quantité de pots de couleur, où dominait le rouge garance « bon Dieu pour que ça gicle comme à Verdun ! » garnissaient les étagères, et des pinceaux gâtés emplissaient vos tiroirs. Combien de tableaux je vous ai vu reprendre pour parfaire un détail, ajouter le point final d’un grain de beauté. Moi qui ne possède, hélas, aucune toile de vous, je me les rappelle toutes, et elles étaient nombreuses.
Denise FRANÇOIS.