Lucien BODARD
LES PLAISIRS DE L’HEXAGONE
LA CONQUÊTE DE LA LUNE
Extraits
Éditions Gallimard.
Je vais de stupéfaction en stupéfaction. Car il a un autre ballet intitulé Toujours trop tôt, prévu pour la deuxième partie du spectacle. Là, les corps, qui dès le début ont imposé la loi de la nudité, se recherchent pour s’apparier harmonieusement. Ce tas de corps est-ce beau ou ridicule ? C’est très beau, ce n’est pas obscène et pourtant il y a, mimées, toutes les positions, toutes les attirances de l’amour. Ces corps se tiennent se dressent, se chevauchent, se portent, s’agenouillent, ils sont suspendus les uns aux autres, tête-bêche, enroulés, se projetant vers l’avant. C’est l’adoration mutuelle du sexe. Mais ces femmes et ces hommes sont jeunes, charmants et innocents, alors qu’aux États-Unis on avait choisi des comédiens et des comédiennes laids pour être plus agressifs.
A la fin de la répétition, les acteurs s’habillent. Ils sont supposés se mettre en gandins et en précieuses, ils porteront des habits de soie et des robes pailletées. C’est en vue d’une orgie de poésie et de chant où l’on fait appel à toute la littérature française, Baudelaire, Balzac, Théophile Gautier, Mallarmé, Raymond Radiguet, Musset, Barbey d’Aurevilly, et bien d’autres sont enrôlés pour défendre Oh ! Calcutta par leurs vers les plus érotiques, avec les mots crus de leur époque, mais cela est classique et gracieux et sain et admis. La fameuse santé française où l’érotisme est un raffinement, en opposition à tous les défoulements où les Anglo-saxon cherchent à se faire une morale quotidienne et hygiénique. Mais cette délicatesse gauloise fera-elle- passer la grossièreté américaine qui est quand même là, dans le spectacle, comme la bombe atomique du sexe ?
– Clovis Trouille ? Quand on vient le voir, Mme Trouille regarde par la fenêtre du premier étage qui a sonné. Quand on hurle d’en bas : « Monsieur Trouille », Mme Trouille crie avec son accent belge, car elle est de Liège, tout en faisant de grands gestes de renvoi : « Allez, allez-vous-en, on n’a besoin de personne. » A la croisée, Mme Trouille est une formidable masse filasse mais brave. Elle refoule de la même façon des milliardaires, de grands collectionneurs, des acheteurs américains prêts à payer des dizaines de millions un bout de toile, en leur gueulant : « Votre argent, on n’en a pas besoin. » Mais le malheureux journaliste qui fait le pied de grue, elle finit par l’accepter, par lui ouvrir, en disant, en marmonnant, selon la saison qu’on ne peut pas le laisser indéfiniment dehors à se geler ou à attraper une insolation. C’est par pure bonté que Mme Trouille agit ainsi, car elle n’aime pas qu’on vienne tournebouler son mari.
Ce discours m’est tenu par Annie Fargue. Elle a dompté les répugnances de Trouille. Mais aujourd’hui elle se trouve dans une situation difficile. Il lui faut sortir Trouille de sa coquille et l’amener chez Maxim’s pour une séance de télévision. C’est délicat car Trouille est contre le monde moderne, la mécanique, les appareils. Il est contre le cinéma et ce qu’il appelle les « cinémateux ». Car tout se qu’il ya de bien a été fait autrefois, de son temps, quand Breton venait manger chez lui. André Breton qui craignait les champignons, car il était prédisposé aux empoisonnements, et qui ne comprenait vraiment rien à la peinture. C’était la bonne époque pour l’art. C’était le temps des grands metteurs en scène allemands de l’épouvante, avec le fantastique acteur Konrad Weid : Trouille avait peint pour lui un tableau, mais Weid était mort avant que le tableau soit achevé, si bien que trouille l’a gardé. Tout cela explique, selon Annie fargue, qu’il n’a pas vu un film depuis quarante ans.
– Venez avec moi, me dit Annie Fargue, on va kidnapper Trouille pour lui faire présenter Oh ! Calcutta. La télévision, il s’en moque. Mais ce qui le flatte, ce qui lui plaît, c’est d’aller chez Maxim’s, qui est pour lui une sorte de rêve inaccessible, de cauchemar merveilleux. Pour la première fois de sa vie il va aller dans le beau monde, celui qu’il a mis si soigneusement sur ses toiles avec une sorte de haine amoureuse, en en faisant le symbole de la cruauté.
Buttes-Chaumont. Un laid petit immeuble moderne à bon marché. Annie Fargue, selon le rite, appelle avec une certaine crainte, ne sachant pas se qui va arriver : « Monsieur Trouille ! » Mais aussitôt la porte d’entrée de s’ouvrir. Et Trouille d’apparaître sur son trente et un : petit chapeau coquet, le grand col et la cravate verte, le gilet chamarré, le complet sombre à carreaux avec décorations à la boutonnière, la rosette du travail et le ruban de la Médaille militaire. Il est touchant, tout à fait le petit Français moyen bien vieux, bien conservé, toute sa tête, l’antimilitariste ancien combattant de 1914 le Français du Nord, le Picard, la tête rosée, poupine, charmante, les yeux bleus, les cheveux blancs, le nez et les oreilles amincis par l’âge, un petit tremblement nerveux de la chair autour de la bouche.
A Annie Fargue il crie jovialement : « Ma tranquillité je l’ai perdue à cause de vous. » Mais il est tout guilleret, il accepte de remonter chez lui pour me montrer son œuvre. C’est dans un appartement briqué, soigné, froid, luisant, économe, presque pauvre, presque avaricieux, avec le chauffage qu’on n’utilise que quand il fait très froid, avec l’électricité qu’on allume que quand il fait vraiment noir. Mais dans ce décor triste il y a sur les murs les fameuses toiles.
L’univers de Clovis Trouille : la volupté et la mort, la guillotine, les cimetières, les religieuses retroussées, les évêques en caleçon de dame, les académiciens brodés prêchant le patriotisme aux tués, les immuables gentilshommes avec leurs cors de chasse à cour, les ruines, les nécropoles, les caveaux, les orages, les châteaux somptueux et sinistres, les grottes, la chair profanatoire et profanée, les fouets, les supplices, les chauves-souris, la sentence « Ni Dieu ni maître », l’érotisme qui est source de vie et l’obsession de la fin. Trouille me montre les tableaux qu’il a peint de sa propre mort, une trilogie intitulée : Mes funérailles, Mes obsèques, Mon enterrement. Il me raconte les sujets. Ces magnifiques dames regardant passé un enterrement, ce sont Casque d’or, la Belle Otero, Cléo de Mérode, Eve Lavallière. Elles aiment voir les spectacles sinistres qui éveillent les désirs érotiques. Il y a là des messieurs qui sont Boni de Castellane et Robert de Montesquiou regardant des sortes de monstres tout en disant aux personnes du sexe : « Dans trois minutes vous serez à moi. » Tout le surréalisme en somme.
Trouille me fait voir certaine particularité de ses toiles. Il me montre un lion sur une carpette en me disant :
– Un lion est plus intéressant sur un tapis que dans un désert. Ce qu’il y a de capital dans la peinture c’est le dépaysement. Une Vénus de Milo serait bien plus puissante dans une pissotière qu’au Louvre.
Ainsi, de sa petite voix, Trouille bavarde, pendant que son épouse à lourd chignon, à grosses jambes et à face camuse, essaie de l’interrompre. Mais Trouille est intarissable :
– Mes tableaux, c’est pour moi le travail du dimanche. Peindre, ce n’est pas un métier sérieux. Alors moi, pendant quarante ans, pour gagner ma croûte, j’ai maquillé des mannequins de cire pour une grosse firme. Comme cela, j’ai la retraite des cadres et des vieux travailleurs. Mes pensions et celle de ma femme, qui était cuisinière pour des collectivités, sont déclarées au fisc. Moi, mes tableaux je ne veux pas les vendre pour ne pas payer d’impôts. Donner de l’argent à l’État, c’est dégoûtant. D’ailleurs l’argent c’est l’ennemi de l’art. Je peins pour mon plaisir. Je suis content quand une peinture me donne satisfaction. Un tableau que je commence, je l’abandonne, je le reprends dix ou quinze ans après. Comme ça c’est bien. La toile que j’aime je la repeins de temps en temps, je la rends plus belle. C’est ainsi que j’ai fait Oh ! Calcutta. Un vrai peintre ne peut pas faire beaucoup de peintures. Léonard de Vinci n’a peint que cinq tableaux, et maintenant on me raconte qu’il y a des faiseurs qui en sont arrivés à fabriquer cinq ou six mille toiles…
Mme Trouille intervient en me prenant à témoin avec une légitime fierté :
– Vous vous rendez-compte d’un phénomène que cet homme ! Et c’est moi qui l’ai eu ! Mais vous n’allez pas écrire les cochonneries qu’il raconte dans vos journaux ! Le pauvre sans moi, il ne mangerait pas, il ferait des bêtises, il crèverait de faim devant un de ses tableaux.
– Mais réponds Trouille, aujourd’hui j’étais inspiré.
– Dis Trouille, tu as tes clefs, tes lunettes ? On s’en va ?
Départ en troupe Chez Maxim’s. Arrivée sensationnelle dans la salle bondée par les messieurs et les dames du gratin. Trouille est complètement époustouflé par ce luxe, ces gens, cette foule scintillante. Mais les maîtres d’hôtel et les fameux chasseurs sont encore plus ahuris de voir pénétrer ce petit couple vieillot, endimanché, pas à sa place. On nous a placés, Trouille et Mme Trouille, Annie Fargue et moi, dans un petit coin. Trouille met ses lunettes pour arriver à lire l’incroyable menu qu’il a peine à tenir dans ses mains, qu’il n’arrive pas à déchiffrer. Il tremblote, Mme Trouille est aussi très embarrassée. Enfin prenant son courage, elle dit au garçon qui a un sourire fin : « un steak. J’ai tellement fait de cuisine dans ma vie que je n’aime plus le compliqué. » Le serveur récite la composition du « filet Rosini » : mousse de foie gras, etc. Anxiété de Mme Trouille devant cette avalanche de sauces. « Ça va », dit-elle à la fin. Trouille pour se trouver un terrain plus familier parle de Matisse : « Celui la il a trouvé le truc. Il a tellement tout simplifié dans ses dessins qu’il a évité le difficile, le modelé. » Le tour du sommelier arrive, Annie Fargue lui commande du Vittel, Trouille plaisante : « Ce n’est pas de l’eau bénite, hein ? » Mme Trouille révèle qu’elle a des nièces qui sont religieuses en Belgique. Elle dit à Trouille : « Les curés, tu sais, il faut t’en méfier. Ils t’en feront voir, tu sais, toi, avec toutes tes saletés. – Les curés, je n’en ai pas peur. » On apporte une bouteille de Mouton –Rothschild. Trouille continue à faire le faraud : « Alors ça, c’est du mouton à Rothschild ? » Malheureusement il perd sa superbe dans le drame des melons. On lui en amène un qui est juste ouvert par le haut et qu’il faut déguster à la cuillère. Combat homérique de Trouille contre le melon. Mêlée fantastique. Il ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Il croyait que ça se présentait toujours en quartiers. Il se sert à la fois du couteau, de la fourchette, de tout, pour essayer de se tailler des tranches qu’il scie, arrache. La table est couverte de chair de melon. Enfin Annie Fargue vient au secours de Trouille, lui donnant la victoire contre la cucurbitacée. Mme Trouille dit soudain à Trouille qui a dépensé trop de forces : « Tu dors ? – Non, je vais bien. » A ce moment –là, tel un messager de l’Enfer, apparaît un monsieur qui dit qu’il faut monter tout de suite au salon du premier étage, pour la télé. C’est vraiment la catastrophe. Les viandes sont abandonnées dans les plats, les couverts gisent en désordre, Mme Trouille gémit : « Comment, vous emmener Trouille sans qu’il ait fini son steak ? Mais c’est pas possible. Que faites-vous, où allez-vous ? » Mme Trouille ne sait pas qu’il s’agit d’une séance de télévision, mais elle le soupçonne avec hostilité. Elle reste seule à table, se doutant qu’il y a un mauvais coup dans l’air, jetant à son mari qui s’est levé pour partir : « Je sais bien, tu veux faire ton Picasso, tu vs te montrer à tout le monde. » Mais Trouille part résolument ; escorté d’Annie Fargue, il monte l’escalier, il débouche en plein gala de télévision. Gens, flashes, jolies filles en tas. Quand c’est son tour de passer, il s’en tire goguenardement avec cette grande vérité : « Oh ! vous savez, le cul c’est toujours le cul. » Ça dure longtemps. Annie Fargue est inquiète à la pensée de Mme Trouille en bas, énorme, seule, naufragée dans la salle à manger de chez Maxim’s. On envoie des émissaires pour la rassurer. Ils ne font pas la commission. Trouille qui se sent vraiment très bien n’est pas pressé. On l’entraîne, on le fait descendre, on le ramène à Mme Trouille. Mais celle-ci, dans son désespoir a quitté la table, elle est assise sur une banquette du vestibule. Auréolée de colère et de chagrin, elle pleure, elle sanglote, elle a, à la fois, de gros frissons et des mots menaçants. Alors commence une scène pleine de jalousie et de tendresse avec les deux vieux. Mme Trouille asticote Trouille, qui file doux et qui bredouille, face à son épouse
– Qu’est ce que tu as été faire ? lui demande-t-elle. C’était bien de la télé ? Ou de la radio ? Qu’est-ce que c’était ? Vieux coq, va ?
-Mais non, mais non, c’était rien. On a dit quelques phrases, comme ça.
Mme Trouille ne tient pas à en savoir trop. On emmène le couple, on le rentre chez lui. La querelle se poursuit pendant le trajet. Mme Trouille proclame que Trouille ne fera plus le galantin, que Trouille restera chez lui, qu’elle n’a rien à faire des journaux, des gens qui tourmentent de pauvres vieux comme eux, que Trouille n’est plus le même depuis ce machin qu’on appelle Oh ! Calcutta. Mme Trouille évidement est décidée à ce que son Trouille ne se laisse pas éblouir par la gloire, l’argent, les tentations, Trouille, il faut qu’il continue à vivre comme s’il n’était pas devenu le symbole de l’érotisme universel. Qu’il soit sage et continue à mettre sur ses toiles ses vieux rêves.
Mais, lui qui n’aime pas vendre ses toiles, pourquoi a-t-il vendu Oh ! Calcutta, ce tableau qui est la cause de tout ?
– Il ne sait résister aux femmes, dit Mme Trouille. Et c’était une dame belge qui était venue chez nous. Elle décrochait les toiles des murs, elle voulait tout emporter. Trouille ne savait pas comment lui dire non. C’est comme ça qu’elle est partie avec Oh ! Calcutta. Moi, je le reconnais, cette personne, elle avait un sacré culot. Mais si jamais elle revient, alors, là, de ma fenêtre je lui crierai : « Allez-vous-en, allez –vous-en. »
Cependant, à mesure qu’elle se rapproche de chez elle, Mme Trouille commence à moins maudire Oh ! Calcutta. Sur le pas de la porte, c’est la réconciliation du vieux ménage. Lui, tapote sa femme gentiment : « Vieille rombière ». Elle le regarde amoureusement : « Vieux jeton… Car, vous savez, il est plus âgé que moi. » Et puis, Mme Trouille s’adressant à Annie Fargue :
– Mais qu’est-ce que vous en faites, vous, de cet Oh ! Calcutta ?
– Ce sera un grand spectacle, avec de la musique, de la danse, de tout. Il y aura des femmes nues… et aussi des hommes nus.
Mme Trouille est confondue, et puis elle se met à rire. Avec Trouille tout peut arriver, même qu’à cause de lui on mette des hommes à poil. Son Trouille, elle le garde bien en main, elle lui permettra peut-être d’aller voir les gens tout nus de l’Oh ! Calcutta de l’Élysées-Montmartre.